Là où tout pourrait finir (Devoir et sentiments d'une ex-AA)

Voilà quelques temps déjà que l'énigmatique guerrière au masque laqué avait pris ses quartiers aux abords du petit village fait de pierres et de briques.
Elle était arrivée sans mot dire, et avait posé son paquetage non loin du portail en bronze servant d'entrée principale.
Elle couchait à la belle étoile, déjeunant et dînant du produit de sa chasse, ou de quelque offrande prodiguée par un habitant moins craintif que les autres.

C'est également en solitaire qu'elle chargeait les intrus venus détruire les récoltes ou rançonner les villageois qui s'étaient montrés accueillants à son égard.
Que cela fût quand l'envie lui en prenait, ou bien quand les astres paraissaient favorables, elle dégainait invariablement ses deux lames courbes - Chance et Miséricorde - et déployait alors ses ailes majestueuses qui, lorsqu'elles étaient repliées, ressemblaient à une cape tissée de fils d'or et d'argent. En quelques battements puissants, elle se retrouvait au sein du campement ennemi pour y semer mort et désolation.

Certains Humains avaient bien tenté de lier connaissance plus avant, mais elle se cantonnait dans un silence qui se voulait poli.
Toutefois, comment aurait-on pu en être sûr, avec ce visage factice exempt de toute expression ?

Le Tout-Puissant m’a imposé cette épreuve, je l’accepte donc de bonne grâce, avec toute l’humilité dont je me sens capable.
Mais je n’aurais jamais cru que cela serait aussi difficile.
Des membres de plomb s’agitant mollement là où autrefois ils avaient semblé mûs par le vent du châtiment divin, une faiblesse de chaque instant s’attachant à ses pas comme un hôte indésirable que l’on ne peut chasser, ces sentiments d’impuissance et de découragement avec lesquels il faut dorénavant vivre.
Et avancer, encore et encore. Ne rien laisser paraître, surtout...

Tout était si... nouveau. Et dérangeant.
Ainsi c’était là la condition dans laquelle évoluaient celles et ceux dont elle avait autrefois tant exigé...
Elle comprenait, maintenant.

Œuvrer volontairement dans l’ombre, patiemment, de petite victoire en modeste succès, en n’étant que l’ombre de ce que l’on fut, sans que les trompettes célestes ne ponctuent le moindre de ses gestes...
Lorsqu’on a été dépossédé des atours rutilants du pouvoir, que peut-il bien vous rester de toute légitimité ?
Le souvenir d’un passé de droiture et d’abnégation, forgé dans le fracas des batailles qui se gagnèrent alors qu’on les pensait perdues, pèsera t’il un peu dans la balance lorsque l’heure des comptes aura sonné ? L’avenir nous le dira...

Je me sens si seule. Si inutile.
Moi qui ai tant donné sans rien demander en retour, pour la première fois de ma vie, aujourd’hui j’ai besoin d’aide.
Mais quels mots employer pour le dire ? Jamais ils n’ont franchi mes lèvres auparavant. Peut-être est-ce là l’épreuve la plus terrible de toutes, la seule qui vaille vraiment que je vive encore un peu.
Une nuit. Dieu, accorde-moi encore une nuit...

La guerrière s’assura que son masque était encore en place, puis fit machinalement jouer ses deux lames dans leur fourreau.
Elles resteraient muettes cette nuit : leur doux chuitement métallique ne se ferait point entendre, car elle avait employé toutes ses maigres forces à soigner un brave plus tôt dans la journée.

Elle rabattit enfin la visière de son heaume, et prit place aux côtés des Humains acculés devant la porte défoncée, balayant du regard les hordes démoniaques pour qui ce village n’était qu’un point sur une carte, mais un point qui les empêchait de prendre à revers les survivants de l’attaque des Gibets.
Elle tiendrait. Pour eux. Anges et Humains confondus.
Elle donnerait sa vie s’il le fallait.

Une première, et une dernière fois.

Les premières lueurs de l'aube apparurent, mais aucun chant d'oiseau ne les salua, ceux-ci ayant préféré fuir le théâtre des hostilités à tire-d'aile.
La nuit avait été longue, et l'absence de sommeil l'avait fait paraître plus longue encore.
En fait, l'ex-Archange avait mis ces interminables heures d'attente à profit pour tenter d'ordonner ses pensées, que la probabilité d'un dénouement tragique rendait confuses.

Quelques mots de réconfort. Deux, si je compte bien.
L'un dit qu'il arrive, et je lui en sais gré.
L'autre m'apprend qu'il ne peut pas, mais je ne puis me résoudre à lui en vouloir...

D’ailleurs, qui serait assez fou pour choisir de venir mourir ici ?
Finir étouffé face contre terre, dans la fange et les viscères, ou bien égorgé par des griffes acérées dans un déchirement de chairs écoeurant...
Une marionnette tombée à même le sol, abandonnée par les mains qui l’animaient, assistant impuissante au spectacle de sa propre mort.
Quelles seraient donc les dernières images emportées contre son gré pendant ces longues minutes où le cerveau continue à s’imprégner des impressions transmises par un corps transformé en ultime prison ?
Un visage connu à quelques centimètres à peine du sien, les yeux rendus vitreux par la mort ; un enchevêtrement de pieds battant le sol, dont les trépidations parviennent étrangement assourdies dans un grondement de basses ;

Perdue dans sa rêverie morbide, Judith ne remarqua pas une ombre qui se glissait jusqu’à elle dans un silence de mort, épousant intimement le relief de l’écorce terrestre.
Lorsqu’elle la vit, il était trop tard.
Une flaque d’un sang noir et épais, rendue gigantesque par l’afflux ininterrompu de minces filets s’écoulant des corps jonchant le champ de bataille, venait de s’insinuer sous ses pieds nus.
La guerrière sentit soudain le sol se dérober sous elle, et avant qu’elle ait pu esquisser le moindre geste, se retrouva enfoncée à hauteur de menton dans ce magma immonde constitué de terre meuble et de fluides vasculaires.

Lutter est inutile.
Comme dans les sables mouvants, cela ne ferait qu’empirer les choses.
Il faut garder son calme, et respirer lentement. Les gardes vont bien finir par se rendre compte de la situation.

Mais ceux-ci semblaient s’être assoupis, comptant sans doute sur l’œil perçant de Judith pour les avertir en cas de danger imminent.
C’est lorsqu’elle voulut les héler qu’elle s’aperçut que sa bouche était à présent sous le niveau de la nappe visqueuse.
L’ex-Archange manqua s’étouffer en absorbant involontairement une pleine gorgée de l’infect mélange au goût ferreux, et dut lutter contre elle-même pour ne pas vomir sur-le-champ.

Un voile rouge passa devant ses yeux.

- Judith, vous vous êtes assoupie !

L’intéressée ouvrit instantanément les yeux, rappelée à l’ordre par le ton impérieux de la voix venant de claquer à ses oreilles comme un coup de tonnerre.

- Je te prie de bien vouloir m’excuser, Alucard. Autrefois, la fatigue n’avait pas sur moi une telle emprise...
- Peut-être, mais en attendant NeCros et Purgatori viennent de s’inviter chez nous pendant votre tour de garde !
- Tu m’en vois sincèrement désolée. Que puis-je faire pour réparer ceci ?
- Suivez-moi...

Le propriétaire des lieux se dirigea avec brusquerie vers ce qui ressemblait à une petite bâtisse en pierre de taille, sa cohorte lui emboîtant le pas ainsi que Judith. Après s’être assuré que personne ne le regardait, ses doigts voletèrent sur la surface d’une des façades, la touchant légèrement en plusieurs endroits bien précis.
Avec un léger bruissement, tout un pan de mur s’effaça devant lui, révélant une volée de marches qui disparaissaient bientôt dans les sombres profondeurs de The Hive. Alucard s’empara d’une torche que l’on venait d’allumer à son intention, et s’engouffra dans l’escalier.
Au moment précis où elle s’apprêtait à franchir le seuil de la porte secrète, Judith eut un moment d’hésitation.
Son regard flotta quelques secondes vers les abords du village silencieux, où ses Lames venaient d’établir leur campement.
La grande majorité d’entre eux dormait encore, cherchant à récupérer du combat qu’ils avaient livré la veille, et à l’issue duquel la terrible Primary avait été terrassée après un assaut en règle.
Son appréhension était ridicule, elle les reverrait bientôt.

L’ex-Archange se ressaisit, et s’engagea à son tour dans l’escalier où résonnaient les pas de son prédécesseur.

- En fait, il s’agit d’un ancien bunker que nous avons racheté à Wam. Ce parano voulait le faire exploser, mais nous avons réussi à le convaincre de nous le céder.
- Je vois. Vous l’avez réhabilité en bâtissant un village à sa surface, et en y développant des cultures afin de masquer ce qui se passait en-dessous. Ingénieux.
- Nous y voilà. Tenez, prenez cette torche. Mes hommes et moi allons partir à la recherche de Purgatori. De votre côté, essayez de vous occuper de NeCros : c’est un guerrier trop aguerri pour nous. Evitez de vous écarter du couloir principal, Dieu seul sait quelles autres surprises Wam a bien pu laisser derrière lui à l’intention de ses visiteurs indélicats...
- Je te promets d’être prudente, n’aie crainte.

Alors que les voix de ses compagnons s’évanouissaient au loin, ne laissant subsister d’elles que de gutturales réverbérations, Judith se retrouva seule au milieu des ombres fantomatiques projetées par la lumière tremblotante de sa torche.
Une fois que le silence complet fut revenu, elle se mit patiemment à attendre que NeCros trahît sa présence d’une façon ou d’une autre.

Au bout d’un temps indéfini, il sembla à l’ancienne Archange avoir decelé un sifflement ténu et irrégulier, dont la source exacte promettait d’être difficile à établir étant donné l’écho baignant les lieux. Elle se mit en marche avec toute la légèreté dont elle était capable, ses pieds nus sur le sol bétonné ne produisant pas plus de bruit que le vol d’un papillon.
Après quelques errements, durant lesquels elle prit bien garde de ne pas s’éloigner de la galerie principale ainsi que le lui avait recommandé Alucard, Judith en vint à se rapprocher insensiblement de l’origine du son qui l’avait intriguée. Elle jeta au loin la torche qui avait parfaitement rempli son office jusqu’alors, mais qui risquait de révéler son arrivée si, comme elle le pensait, une présence hostile était tapie non loin d’elle.

Prenant le temps nécessaire à ce que sa vision s’accommode des ténèbres dans lesquelles elle venait volontairement de se plonger, Judith finit de se convaincre que le bruit à la poursuite duquel elle s’était élancée était bien une respiration sifflante et syncopée.
Dégainant ses deux lames sans un bruit, elle effectua les dernières toises qui la séparaient de sa cible dans le silence le plus complet.

Là : deux points jaunes brillaient dans l’obscurité, fendus en leur milieu par une pupille reptilienne. Puis, lentement, une forme grisâtre se découpa sur le noir profond qui l’entourait. Judith devina NeCros plus qu’elle ne le vit clairement, mais cela serait suffisant pour qu’elle puisse lui asséner quelques coups d’estoc et de taille.
Bondissant sur son adversaire, la fille de la Guerre se lança à corps perdu dans une mêlée confuse qu’elle n’aurait pas cautionné par le passé, mais bien vite tout scrupule disparut tant les formidables qualités de combattant de son adversaire l’impressionnèrent.
En fait, il lui fallut se concentrer de toutes ses forces pour avoir raison de ses défenses, bien que Wedge l’ait déjà considérablement affaibli la veille.

Alors que Miséricorde s’abattait une deuxième fois sur NeCros, s’enfonçant profondément à la base de son cou musculeux, un grand flash lumineux éclaira brièvement la pièce dans laquelle les deux adversaires bataillaient.
Aveuglée, Judith recula en titubant, tentant maladroitement de masquer ses yeux où des répliques de la vive lueur ne cessaient de revenir de façon lancinante.

Un bruit ténu.
Un mouvement rapide.
L’écho de pas précipités qui s’éloignent.

Avec un cri de rage, Judith s’élança à leur poursuite, se cognant une première fois dans un mur, tandis que des points lumineux continuaient de brouiller sa vision.
Courut-elle longtemps ? Elle n’aurait su le dire.
Le fuyard semblait être de plus en plus proche, quasiment à portée de sa main, et seule cet perspective l’encourageait à aller encore et toujours de l’avant.

Soudain, le sol se déroba sous ses pieds nus.
Tout comme dans son rêve.
Mais à cet instant précis, elle était bien éveillée, elle en était sûre.
Quoique, ce sentiment de flotter dans les airs, le vent sifflant à ses oreilles...
Elle tombait, tombait, tombait.
Et puis un choc, titanesque, qui aurait dû faire voler en éclats le moindre de ses os.
Elle s’évanouit.

Suis-je maintenant à nouveau consciente ? Il fait si noir, comment en être sûre ?
Oh.
La douleur, évidemment. Voilà au moins une preuve que je suis encore en vie.
Allons, debout, et évaluons l’étendue des dégâts...

Si quelqu’un avait pu l’entendre, un terrible cri de souffrance jaillit d’un cul-de-basse-fosse oublié, au fin fond des souterrains du bunker.
Quelque part plus haut, un rire pur et cristallin retentit, empli d’une joie malsaine tandis qu’une main légèrement luminescente tapotait la tête écailleuse de NeCros, qui gisait toujours assommé non loin de là où Judith et lui s’étaient battus.

Un peu plus tard, Alucard et ses hommes le trouveraient, et l’achèveraient.
Mais de l’ex-Archange, nulle trace ne subsistait...

(Très sympa
Arf... que j'aimerais me libérer un peu de temps pour écrire quelque chose... mais difficile en ce moment, gros chamboulement IRL )

... MAUDIIIIIIT !!!


...?


Éveillée en sursaut et en sueur, les yeux grands ouverts, les muscles tendus, le corps endoloris, j'ai encore devant mes yeux le regard et le sourire du démon lorsqu'il vit que j'avais compris ce qu'il se passait. Puis la vision s'estompe petit à petit pour ne laisser que les vertes plaines de l'éden à perte de vue. Tout est calme. J'essaye de me relever péniblement, chaque cellule de mon corps n'est que souffrance. Il est vrai qu'une réincarnation après une mort violente n'était jamais une partie de plaisir, mais je n'avais encore jamais ressenti une telle douleur. Arrivée à la verticale, je comprend que la douleur n'était pas physique mais que toute mon âme est suppliciée par une seule idée. L'image de Judith m'apparaît dans un flash. L'idée de perdre Judith pour toujours, de perdre le phare qui me guide depuis les premiers jours. Cette simple idée avait traverser mon esprit l'espace d'une fraction de seconde, laps de temps suffisant pour balayer instantanément des siècles d'existence. Le doute est dans mon esprit, le doute est mon esprit. Tout devient sombre autour de moi, j'avais perdu Judith, elle qui était tout pour moi, je suis maintenant sur le point de perdre la foi.

Ma lumière avait disparu, tout n'est maintenant que silence et obscurité. Le froid commence à m'assaillir, comme lorsque je suis descendu dans les profondeurs de ce maudit bunker... dans un flash je revois un de ces horrible couloir où régnait la mort. J'ai l'impression de n'être plus qu'une coquille vide, de tout sens, de tout but, de toute vie... encore un flash, plus violent que le précèdent et qui me fait vaciller sur mes pieds : je vois le plafond du couloir derrière moi qui s'effondrait, coupant toute retraite, les murs tremblaient de partout, des blocs s'en détachaient dans un fracas énorme. La vie, la foi, l'amour, tout quitte alors mon corps quand je me sens tomber dans un abîme noir et sans fond.... un abîme noir et sans fond... noir et sans... un autre flash terrible me prend toute la tête, cette fois je m'écroule, ne pouvant en supporter la violence... C'était dans ce maudit couloir, au moment où tout aller être ensevelit. Non, juste un instant avant, le plafond n'était pas encore totalement effondré mais tout l'édifice s'effritait et était secoué de violents spasmes. Je vis alors le sol se dérober de l'autre bout du couloir, laissant place à un trou béant et sombre... et juste avant d'être écrasée sous la masse de béton qui se précipitait sur moi j'entendis un cri s'élevant de ce puits, un cri horrible de souffrance et de désespoir, mais un cri vivant, son cri...


Judith !


Les ténèbres qui m'entourent s'estompent en un battement de coeur. L'espoir avait jaillit dans mon coeur, et avec lui ma foi était devenue inébranlable. Je sens sa douce chaleur m'envahir, m'éblouir même. Elle est vivante, j'en suis sur maintenant, elle était là et vivante quand tout s'est effondré et elle l'est toujours, je le sens au plus profond de mon coeur... et je sais où elle est ! Je me relève d'un bond et m'apprêtai à partir aussi rapidement que possible vers les ruines du bunker quand la lumière qui m'environnait devient si intense que cela m'aveugle presque. Je sens alors la volonté et la foi, l'amour et la persévérance de mes compagnons des Lames de Judith, et aussi des autres Marqués. Tous sont comme un seul esprit, tournés vers un but commun.


Courage compagnons, frères, amis, entendez ma prière, je vais si vous le permettez vous guider vers celle que nous cherchons à sauver.


Shâ pria alors longuement et de toute son âme, qui semblait s'envoler au dessus de son enveloppe charnelle pour foncer tel une étoile filante vers les ruines où se trouvaient déjà les braves partis à la recherche de l'Ange des Nuées.

Cela faisait fort longtemps que Judith n’avait pas ressenti un tel bien-être.

Enfin, son corps ne la faisait plus souffrir le martyre.
Enfin, le goût âcre de la terre n’emplissait plus sa bouche.
Enfin, l’énorme pression qui peu de temps auparavant pesait encore sur ses épaules avait été levée.

Elle se sentait légère, si légère, comme l’aurait été l’hôte privilégiée d’une bulle de savon...
Tout aurait été parfait s’il n’y avait pas eu cette lumière pour troubler son repos.
Au début, Judith n’y avait pas prêté attention.
Et puis, un peu comme avec un insecte qui se serait complu à passer avec insistance dans son champ de vision, elle avait commencé à s’irriter de cette gêne récurrente.
C’est d’ailleurs en voulant la chasser de sa main que la douleur était revenue en force, que ce silence merveilleux avait été rompu...

- Judith, tenez bon ! Nous sommes là !

Mais pourquoi ne me laissent-ils pas tranquille ? Pourquoi vouloir me ramener dans ce monde écartelé entre discorde et apathie ? J’ai failli, je le sens au plus profond de moi, et maintenant que j’ai goûté à la quiétude de cet ultime refuge, il me tarde de la retrouver...

L’Archange déchue tenta sans succès de faire abstraction des cris de joie venant de toutes parts, mais qu’elle ressentait comme autant d’agressions sonores.

Soudain, le silence se fit.

Elle eut la sensation d’être soulevée, doucement, avec une tendresse et une attention infinies. L’espace de quelques instants, Judith retrouva le bien-être auquel on venait de l’arracher sans cérémonie.
Un confort sécurisant l’enveloppa, tandis qu’un délicieux engourdissement gagnait ses membres disloqués.

Quelqu’un parlait. Lui parlait.
Bizarrement, la voix ne perçait pas ses tympans de millions d’aiguillons.
Elle la connaissait.
Surgi du plus profond de ses souvenirs, un nom s’imposa dans son esprit.
Instinctivement, elle ouvrit les yeux.

- Mon Champion... Tu es... venu à... moi. Mais trop... tard. Juste un peu... trop... tard...

Le visage qui lui faisait face avait subtilement changé. La grâce Céleste qui l’habitait autrefois s’était évanouie, mais tout dans ses traits volontaires indiquait que puissance et détermination étaient encore farouchement présentes en lui.

Deux sillons étaient tracés dans la poussière recouvrant les joues de l’Homme.

Il pleurait et riait tout à la fois en serrant au creux de ses bras musculeux celle qui avait été sa Sainte Patronne.

- Tout n’est pas perdu, Judith : vos plus fidèles serviteurs sont là, ils sauront vous guérir une fois encore... Ne les abandonnez pas !

- Je suis... lasse... de... vivre, Gambit. La... flamme a... abandonné le cœur... des... Anges. Je me meurs... aussi... sûrement... que le feu s’éteint sans... air.

Tandis qu’elle luttait pour que ses paroles franchissent le seuil de ses lèvres craquelées, le visage qui lui faisait face commença à se perdre dans le brouillard.

Soudain, un frisson l’envahit, et elle se sentit délivrée de toute pesanteur.

Quand la vue lui revint enfin, elle assista à une scène étrange : au lieu de faire face à son interlocuteur, elle s’aperçut qu’elle contemplait d’au-dessus une troupe bigarrée composée d’Humains, d’Anges, et même d’un paria.
Tous semblaient excessivement agités.
Certains se prenaient la tête entre les mains, d’autres s’éloignaient la tête basse, d’autres encore restaient figés comme des statues.
Au milieu de ce rassemblement, une Ange dont le corps était nimbé d’un halo bleuté reposait languissamment entre les bras d’un Humain à la carrure d’athlète.
L’éclat diminua de seconde en seconde, pour finalement disparaître.
La tête de l’Ange, rejetée en arrière, arborait un masque blanc fendu en deux, qui laissait transparaître une peau d’albâtre là où la poussière n’avait pu se déposer.

- Mais que...

Judith se sentit alors aspirée vers le haut par une force irrésistible. Elle voulut se raccrocher à quelque chose pour ne pas être entraînée, mais ses mains semblaient ne plus avoir de prise sur la matière...
Le groupe s’éloigna de plus en plus vite d’elle, et ne devint bientôt plus qu’un point lointain au fond d’un puits, dont l’emplacement était marqué par les torches se consumant.
Elle émergea du cul-de-basse-fosse, toujours tractée contre sa volonté, tandis que sa course obliquait à l’horizontale dans ce qui ressemblait à un immense champ de ruines. Quelques Anges apparurent fugitivement pour se perdre aussitôt au loin.

Elle se retrouva à l’air libre.

Judith s’aperçut que sa vision était dorénavant exempte de toute couleur : le bleu du ciel et le vert des pâturages avaient été remplacée par un magma grisâtre et brumeux...
Le paysage défilait sous elle à une vitesse inimaginable bien qu’aucun vent ne sifflât à ses oreilles, comme si elle assistait, telle une spectatrice impuissante, à la projection d’un film en noir et blanc en marche arrière rapide.

Tantôt slalomant entre les montagnes, tantôt survolant des lacs et des forêts, elle s’aperçut que le paysage lui était familier...
Soudain, elle s’engouffra dans une vallée boisée, et piqua vers le sol.
Tournant la tête à s’en démettre les vertèbres cervicales, elle tenta désespérément d’apercevoir l’endroit où la force mystérieuse la précipitait.

- Par Dieu, non ! Pas cette...